L’Espace Croisé, centre d’art contemporain à Roubaix, a produit le film de Pauline Horovitz intitulé Freaks, réalisé en 2015. Freaks questionne l’origine des légendes urbaines liées à la présence d’animaux sauvages dans la ville, comme celle de crocodiles dans les égouts.
Épisode 3
3 - “Freaks” le tournage
MG : Freaks, n’est plus un projet mais un film tourné et monté. Peux-tu nous éclairer sur le tournage et le montage ? As-tu opéré des changements entre le projet initial et le film achevé ?
PH : Le tournage a duré un peu plus d’une semaine et demie. Comme tous les tournages, c’est très intense et physique, j’étais dans une tension permanente, à l’affut. C’est une étape qu’on ne peut pas rater, ce qu’on rate au tournage ne se rattrape jamais au montage. Comme je filmais surtout des personnes que je n’avais jamais rencontrées, avec qui j’avais simplement échangé par écrit ou par téléphone, voire pas du tout pour le Reptile Day, il fallait aller vite parce que je n’allais pas pouvoir leur demander de refaire les prises. Cela impliquait donc de trouver rapidement le bon cadre, avec la difficulté de le faire dans des décors inconnus. C’est pour cela que, contrairement à d’habitude, où je filme seule, j’ai tourné la plupart du temps avec une chef opératrice (avec qui j’avais déjà travaillé, qui connaissait ma façon de cadrer et comprenait mes intentions).
Pauline Horovitz, Freaks, 2015, 30 mn
Production Espace Croisé, centre d’art contemporain cofinancée par Pictanovo, Fonds d’aide à la création associative avec le soutien du Conseil Régional Hauts de France
Le montage, c’est le moment où on prend du recul par rapport au tournage et où on découvre les rushes. Ainsi, le plan de début, où le serpent se casse la figure de sa branche, je l’ai découvert au montage : pendant le tournage, j’étais tellement préoccupée par les réglages de caméra, de trépied, de lumière, que l’incident ne m’a pas marquée. J’ai dû penser sur le moment, zut on va devoir refaire la prise, et c’est tout. Ce n’est qu’après, en visionnant les rushes, qu’on s’est dit, la monteuse et moi, que c’était le début du film.
Le montage a pris un peu moins de 3 semaines pour aboutir à un résultat où tout s’emboîte parfaitement. Surtout pour mes films, qui sont vraiment des films de montage, avec des plans qui s’enchaînent sur un mode « marabout-bout de ficelle » en apparence évident, mais en apparence seulement. On part d’une masse de rushes avec laquelle on constitue un premier « ours », un bout à bout d’une durée d’une heure environ, qu’il faut ensuite élaguer, remanier, bouger dans tous les sens, jusqu’à ce que ça marche et que l’on trouve le rythme juste, sans temps mort, avec un enchaînement qui semble couler de source. C’est comme jouer à un jeu de casse-tête, la solution semble évidente une fois trouvée, mais pour y arriver, on passe par un tas de configurations qui marchent plus ou moins. Ainsi, à un moment on a tenté de constituer une structure éclatée avec des cartons, à la façon des films muets : par exemple, la scène des croquettes se serait appelée « interlude », et chaque personnage aurait été présenté par un titre, à la façon d’un personnage de nouvelle.
Mais cela ne fonctionnait pas, c’était mou, et puis c’était un peu une solution de facilité ; on a donc tout fait pour que les séquences tiennent ensemble sans ce biais des cartons et du texte, en trouvant des liens entre les plans, soit sonores, soit visuels, soit dans ce que racontaient les personnages.
Après, par rapport au projet initial, il me semble que le résultat final est plus doux que ce que j’avais écrit, parce que j’ai tenu compte des surprises du tournage. Par exemple, quand Mehdi se rend compte qu’il a une affection pour les geckos parce qu’il les associe à la Nouvelle-Calédonie où sont partis s’installer ses amis d’enfance, il y a une émotion qui passe à ce moment là, et qui va au-delà de l’aspect incongru ou comique.
MG : Comment as-tu procédé au casting ? L’animalier de Mes familiers, par exemple, réapparait dans Freaks, ce qui suppose une complicité antérieure qui explique ce retour. Comment es-tu allée à la rencontre d’autres personnages où toute l’approche était à construire ?
PH : Effectivement, je connais cet animalier depuis plusieurs années, je l’ai déjà filmé, donc il y a une relation de confiance, et aussi amicale, qui s’est construite. Hors caméra, il n’est pas aussi volubile et expressif, mais dès qu’il est filmé, il devient quelqu’un d’autre. En un sens, il a créé un personnage pour moi, un peu à la façon dont mon père a construit le sien. Dans la vraie vie, il ne se balade pas avec un serpent autour du cou.
Pour les autres personnages, j’ai fait mon casting grâce au bouche-à-oreille. Je cherchais des personnes originales mais qui soient en même temps sympathiques. Quelqu’un m’a fait la réflexion que cela devait beaucoup me limiter dans mes personnages si j’avais besoin d’éprouver de la bienveillance pour filmer les gens. Peut-être, mais je ne me sens pas de faire des portraits à charge. J’ai besoin, pour être à la bonne distance des personnes que je filme, d’éprouver un minimum d’empathie ou, plus exactement, de curiosité bienveillante.
Je suis aussi allée faire des repérages dans des animaleries, c’est comme ça que j’ai rencontré Nelly, l’animalière qui a des aquariums magnifiques. Au départ, je voulais seulement faire quelques plans du magasin, et puis elle s’est intéressée à ce qu’on faisait et elle nous a parlé de son métier. La scène des croquettes était complètement inattendue ; on avait attendu un moment de calme dans le magasin pour l’interviewer, on avait fait le cadre, elle venait de commencer à parler, quand est arrivé le client qui voulait se faire rembourser un sac de croquettes. S’en est suivie une conversation surréaliste, qu’aucun scénariste de fiction n’aurait pu inventer. C’est la magie de la « non fiction », quand l’inattendu arrive, le « trop-beau- pour-être-vrai », parce que l’on a posé un cadre. À vrai dire, je m’en suis surtout rendue compte au montage, sur le moment je râlais intérieurement parce que Nelly avait été coupée dans son élan.
Enfin, il y a les personnes que j’ai rencontrées au Reptile Day, le Salon du serpent à Arras, qui toutes ont été d’une générosité incroyable : Nicolas, Max, Elodie, Didier… C’est d’ailleurs grâce à Olivier, l’ingénieur du son, et Maryam, la chef opératrice, que je m’en suis si bien sortie. C’était plus facile d’aller à la rencontre des gens en étant une petite équipe, dans un contexte compliqué comme celui d’un salon, où il y a de la foule, du mouvement, du brouhaha.
La difficulté avec toutes ces personnes qui ne m’étaient pas familières a été d’aller vite et d’instaurer un climat de confiance. Il y a des personnes avec qui cela a été immédiat, comme Mehdi, d’autres avec qui c’était plus long. Mais tous ont été très généreux et courageux, car il faut de la générosité et du courage pour se laisser filmer.
Octobre 2015
Épisode 4
4 - « Peur sur la ville » – web série
MG : Tes investigations autour des NAC ne se sont pas arrêtées avec « FREAKS ». Tu as reçu une commande d’une mini série web en dix épisodes d’Arte Creative que tu as nommée : « Peur sur la ville », un titre très explicite emprunté à Henri Verneuil. En relisant notre entretien de 2015, et en mettant ceci en exergue : « La suite au prochain épisode, qui livrera (ou pas) la clé… Mes films fonctionnent à la manière des chapitres ou fragments d’une même galaxie », je me dis que tu avais probablement une prédisposition au genre série et que les récits séquencés ne pouvaient que t’enthousiasmer ?
Pauline Horovitz, Peur sur la ville, 2017, web série, Arte Creative et Quark
PH : J’aime les contraintes, ou plutôt j’en ai besoin : il m’est plus facile de créer quelque chose dans un cadre, et avec le couteau sous la gorge, comme une contrainte de deadline, que ce soit pour une exposition ou pour un producteur, ou de durée. La mini-série était l’occasion d’expérimenter une nouvelle forme d’écriture. Par ailleurs, j’aime beaucoup en littérature le récit choral, avec une pluralité de personnages et d’arcs narratifs qui finissent par se rejoindre. Le must pour moi étant La vie mode d’emploi de Perec. Pour Peur sur la ville (le titre est aussi une allusion à La Cité de la peur, qui faisait elle-même référence au film de Verneuil - c’était un indice sur le côté déjanté de l’enquête que je menais dans la série), la gageure était de créer un feuilleton à partir d’un matériau documentaire, donc non modifiable : a priori, le défi impossible à relever (impossible de retourner dicter les lignes de textes manquantes aux personnages !). J’ai eu de grands moments de doute et d’angoisse pendant le montage… Par rapport à mes autres films, j’ai commencé le montage sans avoir tout filmé. Et puis au cours du travail, on a trouvé des solutions à cette contrainte du récit. Je me souviens encore quand ma monteuse a trouvé qu’il manquait quelque chose pour lier le tout, et faire exister davantage mon personnage (qui existait uniquement en voix off ou hors champ). Je lui ai répondu que je n’allais quand même pas aller filmer des plaques d’égout ! Et là elle m’a dit pourquoi pas.
Pauline Horovitz, Peur sur la ville, 2017, web série, Arte Creative et Quark
Il faut dire qu’on avait cherché des images de plaques d’égout sur internet, mais ça ne marchait pas du tout. Je suis donc allée filmer des plaques d’égout avec mon téléphone, c’était des images prises à bout de bras, avec mes chaussures dans le cadre et un bout de sac plastique. Et finalement, ça s’est trouvé être un des éléments qui nous a aidées. Autre exemple de contrainte : je ne pouvais pas aller en Guyane interviewer Fausto, le spécialiste des reptiles ; alors on a fait un entretien par Skype. On a joué au montage avec les interruptions de la connexion internet, ce qu’on n’aurait pas pu faire avec un entretien filmé de façon plus orthodoxe.
Pauline Horovitz, Peur sur la ville, 2017, web série, Arte Creative et Quark
MG : On ressent une forme de jubilation dans la conception du générique et dans l’annonce de l’épisode suivant selon les codes de la série.
Pauline Horovitz, Peur sur la ville, 2017, web série, Arte Creative et Quark
PH : Une fois qu’on a réussi à construire les dix épisodes, c’était un vrai soulagement, et en effet une jubilation, passé ce cap, à jouer sur les attentes du spectateur. On a mis du temps à élaborer ce générique, qui était plus contemplatif au départ. Le mérite en revient d’ailleurs à deux graphistes qui sont intervenus in extremis et qui avaient un regard plus détaché sur nos images. Ils ont réussi à le resserrer sur la recherche du crocodile, qui était l’arc narratif de la série.
Quant à l’annonce de l’épisode suivant, c’était un vrai bonheur de chercher le passage intrigant et piquant, comme le « Je l’ai eu bébé, il faisait 40 cm, je suis allé le chercher à Stuttgart » (à la fin de l’épisode 3) ou la vidéo absurde, comme celle du chat costumé en requin déambulant sur un aspirateur (à la fin de l’épisode 6). Ou de se permettre carrément une digression, avec le plan de ciel vu d’avion et la musique calédonienne traditionnelle à la fin de l’épisode 5.
MG : Tu avais donc comme contraintes la durée de l’épisode (alors qu’avec un film d’artiste tu peux « déborder ») et leur nombre 10. Comment as-tu séquencé ton récit? As tu réfléchi à la différence du feuilleton et de la série ? Selon quelle trame as tu agencé images déjà filmées et à filmer ?
PH : Je devais faire 10 épisodes de 5 minutes environ, en six, sept semaines de montage. La difficulté par rapport à un film, c’est qu’on devait créer 10 modules reliés les uns aux autres, avec une progression dans la narration. Dès qu’on modifiait un épisode, ça entraînait des changements en cascade dans tous les autres. On a dû construire chaque épisode en gardant une vision d’ensemble, un vrai casse-tête… Et en plus, on n’avait pas tous les éléments (certains personnages, que j’avais choisis mais que j’ai pu filmer seulement pendant le montage), et les vidéos internet qu’on a glanées au fur et à mesure. En pratique, on construisait tout en même temps. Mais on savait à peu près ce qu’on allait mettre au début (l’exposition de la légende du crocodile des égouts), et à la fin (la rencontre avec le vrai crocodile des égouts parisiens, dans son enclos - scène qui n’était pas filmée au début du montage), le style qu’on voulait (un montage dynamique, avec des coqs-à-l’âne dans le montage, mais avec des ruptures de rythme), avec comme idéal d’embarquer le spectateur et de l’ « accrocher » jusqu’au bout. On avait certains personnages que j’avais filmés pour Freaks, d’autres que j’ai cherchés pour la série, notamment le spécialiste guyanais, le vétérinaire et le propriétaire de crocodiles domestiques, et, surtout, un personnage dont je connaissais l’existence au moment de l’écriture de Freaks, mais que je n’ai pu convaincre de participer qu’au moment du feuilleton : l’égoutier en retraite, personnage sur qui repose la révélation finale. Après on a mélangé tout ça, les vieux rushes et les nouveaux éléments, en sachant qu’on devait aller vers le dévoilement du crocodile, tout en prenant des chemins de traverse (par exemple, la Nouvelle-Calédonie évoquée par Mehdi, ou encore le dialogue absurde et comique sur les croquettes pour chiens, que j’avais déjà utilisés dans Freaks) et en travaillant un arc narratif secondaire, celui de Barjot, le python défunt de Frédéric. Je tenais à ces digressions, parce qu’elles amenaient des respirations dans le feuilleton et qu’elles ouvraient sur un imaginaire plus large que celui de la résolution de la légende, et qu’elles contribuaient aussi à donner de l’épaisseur aux personnages.
Pauline Horovitz, Peur sur la ville, 2017, web série, Arte Creative et Quark
Le feuilleton me semble t-il est censé aller vers la résolution d’un problème initial, alors que la série peut continuer indéfiniment. Peur sur la ville en ce sens est un feuilleton, même si chaque fois que j’ai connaissance d’un fait-divers animalier, je me dis que j’ai la matière pour une nouvelle série…
septembre 2017