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  • Mo Gourmelon

Mo Gourmelon - Une lecture des Mémoires de Marina Abramovic « Traverser les murs »

D’après les réactions spontanées, les premières contributions au Blog Monomotapa révèlent une dimension biographique. Telle n’était pas mon intention initiale a priori. Je n’avais tout simplement pas d’a priori. Du coup, lire l’autobiographie de Marina Abramovic : « Traverser les murs » devenait une priorité. Et le « Journal 1970-1986 » d’Andreï Tarkovski, dans la poursuite de cette quête biographique et autobiographique, me faisait tout autant signe. C’est drôle parce que dans ses « Mémoires », Marina Abramovic pointe les coïncidences et les correspondances qui mènent sa vie. En bas de la page 277, elle découvre le village où son père est né près de Cetinje au Monténégro. Elle est assise au cœur des ruines de la maison familiale, attentive à l’environnement, tout en se livrant à une introspection. Alors que dans son récit deux chevaux l’un noir et l’autre blanc apparaissent, je n’ai pas besoin de tourner la page pour m’imaginer dans un film d’Andreï Tarkovski. Et c’est effectivement ce qui suit : « Ils ont commencé à faire l’amour, juste devant moi ! On se serait cru dans un film de Tarkovski. Si je racontais ça à quelqu’un, ai-je pensé, on ne me croirait jamais».(1)

Je me souviens d’une émission littéraire, avec je crois comme invité John Irving, où il était question de la première et de la dernière phrase dans l’écriture romanesque. Depuis, je commence un livre en repérant aussi la dernière phrase. Les « Mémoires » de Marina Abramovic débutent ainsi : « Un matin, je me promenais dans la forêt avec ma grand-mère »(2). On mesure à quel point cette introduction est primordiale dans la suite du livre. On se souviendra de « cette ligne droite en travers de la route »(2) et de la première découverte de la peur par la petite fille de 4 ans. Chaque passage biographique révélé et répertorié avec soin aura son retentissement dans l’avancée de l’artiste, aussi bien dans sa vie personnelle que dans la mise en place de ses programmes performatifs. Marina Abramovic ne raconte pas sa vie ni celle de ses parents au hasard. Ce n’est pas une suite de faits. Elle s’attache aux incidences. Tout ce qui est dit aura des répercussions sur la manière dont seront vécus les événements à venir. Cette première phrase résonne aussi comme un conte initiatique.

C’est ainsi que la part autobiographique incite l’émergence des souvenirs d’enfants associés à nos grands-mères, tapis en chacun de nous. Nous sommes disposés à l’approbation.

La dernière phrase des mémoires accède, après la découverte de la peur, à la plénitude. « Alors que je m’enfonçais de plus en plus profondément entre les arbres, le bruit des vagues s’est atténué et, tout d’un coup, j’ai pu sentir les êtres tout autour de moi : tout était vie. »(3) Je ne résiste pas à prendre aussi en compte les remerciements de l’artiste. La dernière phrase s’adresse directement au lecteur comme une incitation et un encouragement à surmonter ses propres difficultés. « J’espère enfin que ce livre apportera de l’inspiration et apprendra à tous qu’il n’existe pas d’obstacle insurmontable quand on a de la volonté et de l’amour pour ce que l’on fait. »(4) Marina Abramovic est une de ces artistes pour laquelle la vie personnelle et artistique se confondent. C’est une attitude qui irradie tous ses actes et fragilise forcément à des moments donnés. Ses mémoires font part de ses multiples retraites, dans l’isolement d’un bout du monde,

comme nécessités pour soulager le corps et l’esprit. Et d’autant plus si ses expériences d’abnégation, de renoncement nourrissent aussi ses projets à venir de performances et leur incarnation. Marina Abramovic ne craint pas d’exposer ses déceptions amoureuses. Elle livre la faillite et la détérioration de son couple avec Ulay, avec la distance d’un énoncé factuel. À la fin de leur relation amoureuse, Ulay, sans se préoccuper de sa présence, se livre à une drague compulsive jusqu’aux assistantes de galeries auxquelles Marina peut être liée. Toutes les femmes qui liront ses lignes et qui traversent la même phase de trahison y puiseront une forme de réconfort.

Malgré la désintégration de leur couple et du coup de leur partenariat artistique, Abramovic & Ulay décident de réaliser leur grand projet de la « Grande muraille de Chine », conçu il y a quelques années auparavant. Le titre initial « The lovers » n’a plus cours. Partant de l’Ouest et de l’Est, ils sont censés se retrouver dans un milieu à géométrie variable. L’idée est assez simple, belle, et potentiellement visible à la surface de la planète et dans une dimension quasi cosmique, si ce n’est que la Muraille n’est pas en bon état partout. La franchir par endroit est une épreuve bien loin

d’une marche exercée quotidienne. À l’époque, on ne visite pas facilement La Chine. Chaque artiste aura un traducteur et sera encadré par des gardes qui ont pour mission de les empêcher d’accéder à certains endroits critiques. Ils n’auront pas le droit de dormir sur la muraille comme ils le souhaitaient et devront s’arrêter chaque nuit dans un village. Ils partagent les conditions de vie des villageois, leur précarité, leurs pénuries, leur manque d’hygiène, devenant surtout des curiosités locales. Les conditions de la marche et tous les à-côtés consignés par Marina Abramovic sont passionnants. On se sent en effet dans un autre monde, dans une autre époque aussi. Cette performance ambitieuse à l’échelle de la planète donc est analysée avec beaucoup de clairvoyance par Marina Abramovic. « Nous ne nous rencontrerons pas dans le bonheur, mais où nous terminerons notre marche, tout simplement – c’est très humain en un sens. C’est plus théâtral que cette histoire romantique d’amant. Parce que, en définitive, on est vraiment seul, quoi qu’on fasse. »(5)Le 27 juin 1988, après trois mois de marche, ils se retrouvent à Erlang Shen, dans le district de Shenmu, province de Shaanxi. Marina Abramovic se sent à nouveau flouée. En effet, Ulay l’attend et n’a pas respecté le pacte jusqu’au bout, qui consistait à se rencontrer en marchant. Son engagement d’où découle son perfectionnisme, si près du but, est mis à mal à nouveau. Marina est celle qui ce cède pas et ne déroge aux règles préétablies. À quelques reprises, durant leurs performances antérieures Ulay est parti, a quitté la scène avant l’heure, tandis que Marina dompte son inconfort, sa douleur et tient le coup coûte que coûte jusqu’au bout. Elle affiche un mental et un corps plus résistants. Mais peut-être n’était ce si important d’aller jusqu’au bout du pacte ? Une photographie immortalise le moment. C’est une poignée de main sans effervescence qui signe l’achèvement de leur performance et de ce fait de leur relation.

En 1991, j’étais au Centre Pompidou pour le vernissage de la dernière exposition sans doute de Abramovic & Ulay. De groupe en groupe, les commentaires surtout féminins circulaient : « Mais comment fait-elle ? », « Je ne pourrais pas », « La pauvre »,… ainsi de suite. À toutes ces paroles assez vaines et auxquelles l’artiste devait s’attendre, elle répondait par une posture de méditation. L’artiste était allongée sur une sorte de lit spartiate en hauteur, suspendu à une cimaise, surplombant le public selon une élévation toute baudelairienne. Présente dans son corps, intouchable, absente de la mêlée des visiteurs. À plusieurs reprises d’ailleurs, dans son livre, Marina Abramovic mentionne les discussions oiseuses des vernissages auxquelles parfois, dit-elle, elle fait semblant de prêter attention.

L’artiste a incarné sa réponse appropriée et dévolue à la situation. Ulay était-il là ? Je n’en ai bizarrement aucun souvenir. En revanche à la fin du vernissage, au moment où les visiteurs sont invités à regagner la sortie, et refaisant un dernier tour d’exposition, j’ai vu par inadvertance Marina Abramovic quitter son piédestal. Ce fut un moment de grâce, majestueux et digne. Cette attitude m’a profondément marquée et bouleversée. Comme la lecture de ses Mémoires que j’ai lu d’une traite en une nuit. Cela ne m’est plus jamais arrivé depuis longtemps de tout lire sans pouvoir m’arrêter. Au moment où je commençais à sentir la fatigue me gagner, j’arrive au passage concernant la série : « Sex and the City ». J’ignorais tout de cette histoire qui me semble totalement incongrue.

Marina Abramovic en voyage au Skri Lanka, est contactée par son galeriste new-yorkais Sean Kelly, qui lui apprend que les producteurs de

« Sex and the City » aimeraient qu’elle joue dans un épisode avec sa performance : « The House with the Ocean View ». Quoi de mieux pour éprouver sa notoriété que d’être invitée à participer à une telle sériepopulaire ? Marina Abramovic, qui ne connaît pas la série, avant cette invitation, décline la proposition, elle ne souhaite pas y jouer. Elle n’est pas actrice et de ce fait ne joue pas. Elle incarne ses performances. En revanche, elle négocie un financement avec les producteurs, qui autorise la série à faire allusion à sa performance.

Ce qui fut fait. La représentation de l’Episode 12, Saison 6, de

« Sex and the City », reprend le cadre en trois modules de la performance « The House with the Ocean View » et sera évidemment une simplification des enjeux de l’artiste. Elle constituera en quelque sorte le décor de la première rencontre entre deux personnages de la série. Carrie Bradshaw est présentée à l’artiste Aleksandr Petrovsky.

Une actrice, censée lui ressembler, joue l’artiste Marina Abramovic.

Son habillement blanc est sobre, mais le jeu est halluciné et esseulé, quand la présence de Marina Abramovic dans la performance initiale relève de la concentration et de l’interaction par le regard avec le public, assise ou se déplaçant dans les trois modules. L’idée fondatrice réside dans la volonté suivante : « Cette performance m’a été inspirée par mon envie de voir s’il est possible d’appliquer une discipline, des règles et des restrictions quotidiennes simples pour me purifier. Puis-je modifier mon champ d’énergie ? Ce champ peut-il changer le champ d’énergie du public et de l’espace ? »(6). « The House with the Ocean View » réalisée en 2002 dans une galerie de Chelsea dure 12 jours. L’agencement d’un jeûne est mis en place. De l’eau en grande quantité est simplement disponible. L’artiste écrit le protocole et développe le déroulé de la performance « The House with the Ocean View » dans ses « Mémoires ». C’est un événement important.

En définitive, l’aspect spectaculaire de la performance est pris en compte dans la série. Trois plates-formes entourées de cloisons ont été construites à environ une mètre cinquante du sol, le quatrième côté face au public était ouvert. Un métronome rythme aussi le passage du temps. La durée de 12 jours est mise de côté et évidemment les actes intimes de l’artiste qui se douche et urine devant le public. Quelque chose de dérangeant habite cette performance. La série ne retiendra que son aspect spectaculaire, ce dont on parle et ce dont on se souvient. Les échelles avec des couteaux sont maintenues. L’enjeu est abordé et moqué par l’actrice qui ne partage pas la concentration apparente des autres visiteurs de la galerie. Et c’est cependant cette allusion dans l’Episode 12, Saison 6, de

« Sex and the City » qui a contribué à la notoriété publique de l’artiste. Après la diffusion de l’épisode, Marina Abramovic est reconnue dans la rue, même si ce n’est pas elle qui jouait. Elle est saluée, accueillie avec amabilité. Il est clair que la conception du blog Monomotapa impacte totalement mes lectures. Me serai-je arrêté devant ce passage précisément en dehors de ce contexte ? Marina Abramovic doit considérer cette expérience comme anecdotique. Mais j’imagine que la notoriété gagnée à ce moment là lui permet de poursuivre peut-être plus aisément ses projets et d’être plus entendue dans la recherche de financements notamment pour sa fondation.

Mo Gourmelon

Tous les citations sont extraites des Mémoires de Marina Abramovic, « Traverser les murs », Mémoires, Fayard, 2017, pour la traduction française.

1 - Marina Abramovic « Traverser les murs », Mémoires, Fayard, 2017, pour la traduction française, p. 277

2 - idem, p. 9

3 - idem, p. 440

4 - idem, p. 442

5 - idem, p. 224

6 - idem, p. 317


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